De Sargans à Grindelwald sur la Via Alpina - Cinquième étape

Cinquième étape, du Klausenpass à Brüsti

Cow trouble…

Il pleut toute la nuit. Je le sais car je dors au dernier étage et, chaque fois que le vent et la pluie s'intensifient, ça fait un bruit d'enfer sur le toit juste au-dessus.  A 7 heures 30 du matin il pleut toujours. Ma coéquipière des jours précédents, qui avait de toute manière prévu de rentrer chez elle à la fin de l'étape du jour, décide de prendre le car postal plutôt que de se faire tremper de nouveau. C'est compréhensible : il fait toujours aussi mauvais et elle a de la famille qui l'attend à Berne.

Mes vêtements de pluie ont séché, mais il n'y avait pas de chauffage dans la chambre et mon sac est encore humide à l'intérieur. Les affaires lavées la veille au soir sont encore humides aussi, il faudra terminer le séchage ce soir à Brüsti. Quant à mes chaussures, elles sont toujours trempées à l'extérieur et à l'intérieur. Plutôt que de mouiller une deuxième paire de chaussettes je remets celles de la veille, propres mais pas encore vraiment sèches.

Normalement c'est une petite étape sans problème aujourd'hui, tout en descente jusqu'à Altdorf, puis une montée raide jusqu'à Brüsti que je ferai sans doute en télécabine. Cette petite étape tranquille deviendra en fait une étape galère, grâce à un mauvais balisage, à trop de bitume et à des vaches un peu trop protectrices de leur territoire.

Je me mets en route à neuf heures pour ma première étape en solitaire. Marcher seul ne me dérange pas : je m'arrête plus souvent que lorsque je suis en groupe, je fais des croquis, j'écoute de la musique dans ma tête… le plus souvent des morceaux classiques, mais parfois une vieille chanson surgit de nulle part pour une raison inconnue et, par la suite, reste définitivement associée à la randonnée ou au lieu dans ma mémoire.  C'est fou le nombre de lieux et d'événements de ma vie qui sont ainsi associés à un morceau de musique.

La pluie est moins intense que la veille mais le brouillard est toujours aussi épais. Pour la première fois depuis le début de ma traversée je quitte la Via Alpina, qui reste en hauteur au-dessus du Schächental. Mais je veux passer voir la cascade d'Äsch et, de toute façon, ça ne sert à rien de faire du sentier balcon dans une telle purée de pois.

Un sentier glissant, fat d'un mélange de boue et de bouses, m'emmène jusqu'à Unter Balm, où je franchis un torrent bruyant pour commencer la descente vers le Schächental. C'est un joli sentier raide et rocheux qui se faufile en zigzags entre des falaises, pour émerger au bout d'une demi-heure en dessous du niveau du brouillard. Pour la première fois du jour, je vois plus loin que les cinquante mètres devant mon nez.

Malgré la pluie et les nuages, et même si les sommets sont invisibles, la vue le long du Schächental est jolie. Tous les torrents sont gonflés par 36 heures de pluie quasi continue, il y a des cascades partout, sans doute aussi à des endroits où il n'y en a pas habituellement. Heureusement, il y a des ponts à tous les passages de torrents, sinon l'étape deviendrait vite impossible.

J'arrive à Äsch, en bas de cette première descente de 600 mètres. Des bancs ont été judicieusement placés sur une butte herbeuse, face à une cascade magnifique qui jaillit de la falaise au-dessus des quelques chalets du hameau. Par beau temps, c'est un endroit où on ferait sans doute une longue pause, car le cadre est superbe. Mais la pluie recommence à tomber plus fort, les torrents grondent, tout est gris et détrempé. Un peu plus loin, il y a une place de pique-nique avec un petit abri à bois, ce qui me permet quand même de faire une pause au sec.

Lentement, très lentement, la météo semble toutefois s'améliorer. Alors que le ciel était d'un gris uniforme, on commence à distinguer des nuages individuels – toujours aussi gris, certes, mais c'est bon pour le moral de se dire que ça va vers du mieux. La pluie n'est plus qu'un petit crachin, je n'ai plus besoin de ma capuche. Je continue en descente douce, sur une piste agréable entre forêt et torrent, jusqu'au village d'Unterschächen, où il faut revenir sur la route principale.

Mon topo-guide anglais* suggère de prendre le car postal jusqu'à Altdorf à partir d'ici, car le sentier suit souvent la route. Il indique quand même des possibilités d'éviter celle-ci, je décide donc de continuer à pied. Après tout, je n'ai marché que deux heures et demie, ça fait un peu trop touriste !  Je cherche mon chemin un peu partout, sans le trouver. Il y a des panneaux jaunes au centre du village, mais les directions qui m'intéressent – Spiringen, Bürglen et Altdorf – ne sont pas indiquées. J'essaie une ou deux ruelles qui semblent aller dans la bonne direction, vers la rivière, mais elles se terminent en propriété privée. Alors je me résigne à marcher sur la route ; heureusement qu'il y a un trottoir car il y a beaucoup de circulation. Arrivé à un arrêt de bus, je me dis quand même que le topo-guide avait raison et qu'il serait mieux de prendre le car postal. Je regarde l'horaire, mais le prochain car ne passe que dans une heure et demie. Je poursuis mon chemin à pied… cinq minutes plus tard, un car postal me dépasse. Je n'ai pas dû regarder le bon horaire…

Je continue ainsi au bord de la route pendant 45 minutes jusqu'à Spiringen, où je retombe enfin sur le balisage Via Alpina. Un peu après le village, dans un endroit abrité par des arbres, un banc me permet de casser la croûte plus au moins au sec. Le sentier descend à Witerschwanden, où je traverse à nouveau la route et la rivière avant de remonter en forêt sur la rive sud.

Cette montée m'irrite, je reprends de l'altitude pour rien. Tout ce que je monte maintenant, il faudra redescendre plus loin. Pourquoi le chemin ne peut-il pas simplement suivre le torrent ? Au moins le sentier est bon ; il y a des bancs et des passerelles toutes neuves pour franchir les ravins, ils ont visiblement fait des efforts d'aménagement pour la Via Alpina. Vers 800 mètres, je sors de la forêt pour contourner une maison et une étable isolées au milieu d'une clairière. Puis j'ai des doutes ; le sentier continue de monter et, en plus, il oblique vers l'est, à l'opposé de la direction où je veux aller.  Je m'arrête à l'autre bout de la clairière pour regarder la carte… et soudain, j'entends un gros meuglement et le son de cloches à vaches qui s'agitent pas paisiblement du tout. Deux génisses déjà grosses sont sorties de l'étable et m'arrivent dessus à toute vitesse. Elles sont encore assez loin, mais je saute rapidement par-dessus la clôture pour mettre un peu de distance entre elles et moi. Que faire maintenant ? La carte semble indiquer un autre sentier plus bas qui redescend vers la vallée, mais je ne le vois pas d'où je suis. Je descends à travers champs, grimpant par-dessus plusieurs clôtures électriques. Toujours pas de chemin en vue… le terrain devient de plus en plus raide et au-dessus, les deux génisses me gueulent toujours après. J'ai franchi tellement de clôtures dans tous les sens que je ne sais même plus si je suis en sécurité ou si je suis revenu de leur côté par mégarde. Je réussis quand même, après pas mal de glissades et de gros mots, à revenir par une lisière de forêt escarpée à l'entrée de la clairière, où je peux reprendre le sentier par lequel je suis monté une demi-heure auparavant. Je redescends jusqu'à la rivière… et là, je vois où je me suis trompé. Après avoir passé le pont je suis allé tout droit, suivant ce qui semblait être le sentier principal. Mais il y a un autre sentier, plus petit, très discret, qui s'en va vers la droite puis longe la rivière. Dix mètres plus loin il y a un balisage blanc-rouge-blanc… mais il n'est pas visible de la bifurcation, caché par la végétation. Je me demande combien d'autres ont fait cette même erreur, ou si c'est moi qui suis particulièrement stupide !

La suite est facile mais longue. Je suis la rivière pendant une demi-heure, puis le sentier me ramène sur la route. Le balisage continue d'être fantaisiste : rien du tout pendant un kilomètre à la fois, puis un poteau peint en blanc-rouge-blanc tous les vingt mètres, puis de nouveau rien.  Sur la carte, j'avais repéré et marqué un sentier qui continue jusqu'à Bürglen, mais les panneaux indiquent qu'il faut suivre la route et j'ai eu ma dose d'aventures pour la journée ! Je marche donc sagement sur le trottoir jusqu'à Bürglen, puis jusqu'à Altdorf où j'arrive vers deux heures et demie. La descente depuis le Klausenpass a été beaucoup plus longue que prévu, et cette dernière section jusqu'à Altdorf est interminable. Quelques petits rayons de soleil alternent avec des averses parfois assez fortes, il fait chaud une minute puis froid la minute suivante, je ne sais pas s'il faut m'habiller ou me déshabiller et j'ai des flaques d'eau à l'intérieur des chaussures.

Altdorf est la première "grande" ville que j'ai traversée, et c'est un choc. On oublie vite le bruit des voitures et surtout l'odeur de la pollution des villes. Je passe au supermarché pour acheter le pique-nique du lendemain, puis continue mon chemin. Il faut traverser le fond urbanisé de la vallée de la Reuss ; je prends d'abord la Bahnhofstrasse, moins riche que celle de Zürich mais tout aussi longue, puis je longe la voie ferrée dans une zone industrielle jusqu'à la bifurcation qui m'emmène sous le chemin de fer et l'autoroute du Gotthard et par-dessus la Reuss.  Toute cette traversée de la zone urbaine depuis Bürglen me prend pas loin de deux heures, j'aurais certainement mieux fait de prendre le bus mais j'avais besoin de faire des courses.

Après une petite grimpette dans le village d'Attinghausen, j'arrive enfin au téléphérique de Brüsti. Pas question de monter à pied, la montée dure trois heures et franchement, j'en ai assez pour la journée.  Le téléphérique est en deux parties ; d'abord une minuscule cabine orange qui ne parcourt qu'une courte distance jusqu'à la station intermédiaire, puis une vieille cabine bleue un peu plus grande qui fait le reste de la montée, au-dessus de forêts et de ravins.

Mille mètres plus haut à Brüsti il fait froid et je me trouve à nouveau dans le brouillard, mais il ne pleut pas. Finalement, grâce au téléphérique, j'arrive de bonne heure au Berggasthaus Z'Graggen. Tant mieux, car j'ai beaucoup de choses à faire sécher et je sens que le séchage va être long. Le dortoir de huit places se trouve au sous-sol, mais il est sec et bien chauffé. Je suis tout seul, je pourrai étaler mes affaires mouillées.

Malgré le mauvais temps, il y a plusieurs groupes de randonneurs au Gasthaus. C'est le premier soir où j'en vois autant ; visiblement, je me rapproche de contrées plus connues et plus touristiques. Pendant le souper, les nuages se déchirent subitement et tout le monde se rue à la fenêtre pour voir à quoi ressemblent les environs. Ooooh, une montagne ! On avait presque oublié qu'on était entourés de sommets ! Puis le brouillard redescend.

Après deux étapes un peu bizarres sous la pluie, l'une tout en montée et l'autre tout en descente avec beaucoup de goudron, ça va faire du bien de revenir demain à une étape de montagne "normale" avec une montée, un col et une descente !

*Alpine Pass Route, East to West Across Switzerland,  de Kev Reynolds, éditions Cicerone

 

Etape suivante : http://www.hikr.org/tour/post26076.html

English version: http://isitmuchfurther.blogspot.com/2011/07/from-sargans-to-grindelwald-on-via_24.html