Ski de randonnée en Altai : à l'assaut du Bieloucha, toit de la Sibérie


Publiziert von Bertrand , 4. Februar 2010 um 15:14.

Region: Welt » Russland » Altai
Tour Datum: 6 März 1999
Ski Schwierigkeit: ZS
Wegpunkte:
Geo-Tags: RUS   KZ 
Zeitbedarf: 10 Tage

Il s'agit d'un récit (plutôt humoristique...) d'un raid à ski en Altai russe , à l'assaut des 4500m du Bieloucha, point culminant de la Sibérie. Ces aventures ne sont plus très récentes (mars 1999), mais elles peuvent donner des informations et des idées aux autres hikr amoureux des montagnes slaves sur une région rarement visitée en hiver...vous comprendrez vite pourquoi ! La région, inscrite au Patrimoine Mondial de l'UNESCO, est cela dit de toute beauté

Les images portent déjà leur légende, d'où l'absence de titres.



Samedi 6 mars 1999 - Novosibirsk
"C'est où que tu pars en vacances ? L'Altaï ? C'est quoi ? En Sibérie ? Du SKI-ALPINISME ??? Mais...". La réponse des collègues de bureau de chacun des participants brillait par son unanimité dans l'incompréhension ou la consternation. Nos destins se séparaient alors irrémédiablement, eux vers les plages à cocotiers des catalogues de vacances et notre groupe d'amis montagnards à la recherche de nouvelles aventures exploratoires aux confins de la Sibérie, du Kasakhstan, de la Mongolie et de la Chine. Une gigantesque chaîne de montagnes aussi sauvages qu'isolées, le point du globe le plus éloigné de toute mer, une nature brute et impitoyable, le tout en plein hiver...à peine croyable que j'ai pu réussir à convaincre 3 copines, soit 1/3 des effectifs, de s'embarquer dans une telle épopée. Les insensées, si elles savaient...
L'Aeroflot à Genève accepte généreusement notre surpoids de bagages, nous prenant peut-être pour de riches mafieux russes de retour de Zermatt. Qui sinon aurait l'idée de quitter une Suisse noyée sous la neige pour emmener des skis à Moscou ? Raphaël est le premier à semer le doute dans les esprits en annonçant "‑23° à Irkoutsk" selon un quotidien genevois. Bah, Irkoutsk est encore beaucoup plus à l'est, le climat y est donc plus continental, il fera sûrement meilleur à Novosibirsk. Le gros Iliouchine est seulement à peine défraîchi et pourtant à moitié vide, nous sommes les seuls Suisses à bord, ce qui est un peu injuste alors que l'Aeroflot reste l'une des rares choses fonctionnant encore correctement en Russie. Le vol est donc tranquille, avec l'heure de retard réglementaire due à la réorganisation de l'espace aérien qui a bon dos ces temps-ci.
Le changement de terminal à Moscou, heureusement épaulé par Anatoli venu nous attendre, se fait donc ventre à terre et dans une pagaille indescriptible. Le personnel local de l'aéroport est par contre beaucoup moins coulant avec les excès de bagages et une bande de vieilles harpies aussi excitées qu'antipathiques nous confisque les billets jusqu'à avoir pesé chaque bagage à main et dûment facturé tout ce qui dépassait 5 kg. 100 kg de surpoids (et pourtant chacun voyageait en chaussures de ski...) qui ne font finalement que 50 $, béni soit l'effondrement du rouble. Nous avons à ce prix droit à un Boeing flambant neuf, à des hôtesses des plus avenantes et à un repas quasiment digne de ce nom. Décollage en plein blizzard pour mettre le cap sur Novosibirsk, 3000 km à l'est, avec l'estomac un peu noué et une inavouable pointe d'envie pour les collègues partis se dorer la pilule aux Canaries...
 
Dimanche 7 mars - Col de Seminski
La somnolence ayant commencé à nous gagner est interrompue au milieu de la nuit par l'annonce d'atterrissage et par ce message tombant tel une sentence : la température au sol est de -23°..."mais c'est de l'air sec" me rassure ma voisine de fauteuil. Le hall à bagages non chauffé nous donne déjà un premier aperçu de la vie à mener durant les 2 semaines à venir mais tout est bien là, le minibus attendu aussi. Par contre les effectifs prévus ont fait des petits : 3 et non pas 2 guides russes, 2 Canadiens venus d'on ne sait où, et un véhicule d'allure fatiguée qui semble déjà exploser de sacs et de skis avant même que les 16 passagers ne soient venus s'y entasser.
Au moins se tiendra-t-on chaud ! Car à l'approche de l'aube, alors que nous prenons la route entre blockhaus staliniens et complexes d'industrie lourde, la température affichée fièrement sur d'immenses thermomètres urbains continue à baisser : -27°, -29°, -30°, -31°...chaque nouveau record étant salué par une salve d'applaudissements dans un minibus aux vitres givrées à l'intérieur et au moteur anémique, dont on se demande vraiment comment y survivre à 16 durant 1000 km de routes enneigées à travers la Sibérie hivernale...
La taïga blanche se déroule alors à l'infini sous les yeux somnolents des futurs candidats à l'Altaï. Plongés dans des doutes existentiels de plus en plus prononcés quant à la perspective de bivouacs à 3500 m alors que les sacs de couchage sont déjà nécessaires pour ne pas grelotter à l'intérieur d'un véhicule chauffé et en plaine. Il est vrai que la ventilation poussive sous le pare-brise ne peut pas grand chose contre la glace tapissant l'intérieur des vitres y compris celles exposées au soleil. Bienvenue en Sibérie !
Le trajet est interrompu par de fréquentes pauses pipi (n'exagérons rien, cela ne gèle pas avant d'avoir touché le sol), essence (elle aussi encore liquide), café (même par -25°, les serveuses russes ne renoncent pas à la minijupe), histoire de se regeler en quelques minutes les pieds si péniblement réchauffés sous le ventilateur. Mention spéciale pour l'arrêt à Gorno-Altaïsk, capitale de la république autonome de l'Altaï, dont les sinistres cages à lapins décrépies semblent encore renforcer le froid glacial. Un esprit occidental a du mal à se faire à l'idée que des êtres humains puissent passer leur vie entière ici...
A la divine surprise collective, la nuit suivante ne se déroule pas dans le bus mais dans un sympathique centre sportif de ski de fond au col de Seminski. Aux canettes de bière méthodiquement éclusées dans le bus pour tuer le temps succèdent les innombrables tournées de vodka dont Anatoli avait rempli une caisse entière un peu plus tôt. Le maigre chauffage des chambres se révèle lui aussi impuissant face aux -25° venus se réinstaller dés la tombée de la nuit, la glace des fenêtres des chambres succède à la glace des vitres du bus et les sacs de couchage sont à nouveau mis à contribution...
 
Lundi 8 mars - Tyungur (800m)
"Plus que 6 heures jusqu'à Tyungur" nous annonce avec le sourire notre chauffeur Arcadi lors du petit déjeuner. A l'est rien de nouveau : grand beau, -25°, pas de vent (il ne manquerait plus que ça !), et un paysage plus vallonné et plus habité que ce que l'on aurait pu imaginer (1 village tous les 25 km environ). Une petite pause pour zyeuter un troupeau de rennes au bord de la route, et toujours une lutte de chaque instant pour éviter tout contact corporel avec le sol et les vitres du véhicule qui rayonnent le froid avec une efficacité de congélateur industriel.
Tout a heureusement une fin, même 1000 km entassés dans un bus bringuebalant sur les petites routes de la Sibérie hivernale, et le panneau de Tyungur apparaît comme un îlot de terre ferme au milieu de l'océan hostile vers 15 heures. Le patelin avec ses petites maisons en rondins à la cheminée fumante, ses traîneaux attelés, ses gamins espiègles aux yeux bridés et ses vaches nonchalantes est d'un abord des plus accueillants et semble mener sa petite vie paisible comme s'il faisait 30° de plus.
La modeste promenade de dégourdissement de jambes entamée sous le soleil s'achève par un retour congelant vers notre foyer d'accueil sitôt le dernier morceau de disque jaune disparu sous l'horizon. Les -20° reprennent immédiatement le dessus et font d'autant plus apprécier le confort rustique mais douillet des chambres chauffées, de la soupe fumante et du sauna russe (comparable à son homologue scandinave si ce n'est qu'on se roule dans la neige en guise de douche froide). Le plantureux dîner du soir est bien entendu dûment arrosé d'innombrables toasts à la vodka en l'honneur de la journée mondiale de la femme, du succès au sommet du Biéloucha, de l'anniversaire de la fille de Volodia, de la santé de l'expédition, etc...
 
Mardi 9 mars - Isbas de Grigori (800m)
Anatoli nous accorde une grasse matinée royale avec un petit déjeuner plantureux à 9hs du matin (1 tonne de crêpes + 1 tonne de semoule + 1 tonne de pain à la double crème + 1 tonne d'oeufs durs) suivi 3h plus tard d'un déjeuner guère moins imposant. Les 3 heures digestives entre les deux sont occupés à la préparation des sacs (1/10 sur le dos, 9/10 sur les chevaux, pauvres bêtes !) et à une dernière ballade dans le village. "-32° au lever du jour ce matin" nous annonce avec un grand sourire l'épicière aux yeux bridés du petit magasin du village. "Mais en janvier, il fait en général plus froid, -50° parfois. Cela dit ne vous inquiétez pas, le printemps arrive !". Et pourtant, si l'on excepte la neige et les traits mongols des habitants, ce village ressemblerait à bien des villages d'Europe Centrale, vaches, moutons, cochons et poules semblent y mener une existence paisible comme si de rien n'était, apparemment indifférents aux températures polaires des longues nuits sibériennes. Difficile alors de se sentir comme un héros à braver, bardé de Goretex et de duvet high-tech, des conditions qui ne semblent guère émouvoir les habitants du cru dont la peau du visage se passe visiblement fort bien de masque en néoprène...
Le temps de faire et de refaire les charges des chevaux, de reprendre sur nous les sacs de couchage pour soulager les malheureuses bestioles, de chausser avec excitation les skis et nous attaquons vers 14h la "petite étape" annoncée par Anatoli : "jusqu'au col, deux heures, maximum deux heures et demie, après juste une rapide descente...". Nous apprenons rapidement à nous méfier des prédictions optimistes de nos amis russes. Le col de Kuzuyak, noyé dans la taïga, recule à la même vitesse que nous avançons vers lui et 3h30 d'un rythme fort soutenu sont nécessaires pour vaincre notre premier col sibérien, suivi d'une descente interminable garnie de remontées, de buissons récalcitrants et de torrents gelés. La redoutable nuit altaïenne étend ses griffes alors que nous arrivons aux isbas de l'apiculteur local, aussi chaudes et accueillantes que peuvent l'être de douillettes petites cabanes de rondins longuement aménagées et préchauffées pour notre venue par Grigori, le maître des abeilles. Lesquelles ont l'intelligence de s'abstraire des rudes conditions climatiques par une hibernation prolongée.
Nos amis russes nous annoncent alors le tarif pour la journée du lendemain : 30 km à remonter un torrent gelé passablement chaotique jusqu'au refuge du lac d'Ak-kem, 1200m de dénivelée, 10 heures (!) sur les skis. Les chevaux, ayant avalé l'étape de la veille deux fois plus vite que nous, emprunteront un autre itinéraire, la glace du torrent étant suffisamment épaisse pour les skieurs (?) mais pas pour un gros canasson russe lardé de bagages. Il faudra se lever aux aurores pour espérer arriver avant la nuit et le mauvais temps. Car naturellement, comme dans tout bon raid exotique se respectant, les semaines de beau temps stable ayant précédé notre arrivée ont fait place à un ciel voilé, à un brutal radoucissement (de -30° à -10°) et à une baisse rapide de la pression. Le décor et les acteurs sont bien en place pour une première tempête sibérienne dont chacun a rêvé en secret chez lui mais dont la perspective semble soudain beaucoup moins excitante à présent...
 
Mercredi 10 mars - Base du lac d'Ak-kem (2050m)
Ciel menaçant, air doux et humide (-9°), premier pas devant l'autre à 7h45, piolet et crampons solidement attachés au sac. Le torrent gelé d'Ak-kem peut présenter, selon les conditions, quelques passages en glace scabreux aux confluents avec les cascades (gelées elles aussi) venant se jeter dedans...Kostia, plié sous le poids d'un sac typiquement russe (c.a.d. monstrueux) a abandonné son matériel artisanal de télémark slave (skis en bois et bottes de caoutchouc) avec lequel il nous avait ridiculisé la veille en slalomant entre les buissons devant tous ces Suisses à l'équipement dernier cri. Le torrent d'Ak-kem est convenablement consolidé et recouvert de neige, même si la trace passe de temps à autres par des chaos de blocs de glace parsemés de trous sous lesquels gronde l'eau sombre du torrent. Chacun se fait alors aussi léger que possible en priant pour qu'aucun réchauffement intempestif ne vienne affaiblir la fragile structure d'ici notre retour !
Taïga, petits canyons, cascades de glace, traces d'animaux, l'ensemble ne manque pas de charme. C'est au moins ce que chacun pense au bout d'une ou deux heures de marche. Mais avec les premières ampoules provoquées par l'interminable progression quasiment à plat , c'est surtout la lancinante monotonie de cet environnement sauvage qui retient l'attention. Toutes les indications d'altitude, de distance, de dénivelée et d'horaire communiquées par nos amis russes se révélant en général joyeusement fantaisistes, impossible d'avoir la moindre idée de ce qui reste à parcourir. Seul le GPS de Jean-Pierre souligne impitoyablement la lenteur de notre progression rallongée par les innombrables détours imposés par la glace défoncée du torrent. Peu habitués à accomplir en lourdes chaussures de skis des itinéraires et des distances évoquant davantage les marathons de ski nordique, les pieds des participants (les miens en particulier) chauffent de tous les cotés et les fréquents arrêts sparadrap n'empêchent guère la génération spontanée de multiples ampoules aux endroits les plus inusuels.
Au bout de cinq heures, il est moralement difficile d'imaginer qu'il en resterait peut-être autant alors que le vent se met à souffler et la neige à tomber. Lestés de leurs sacs énormes, Anatoli, Kostia et Volodia sont loin derrière nous mais notre cornac Ivan et son troupeau de chevaux apparaît alors comme par miracle au détour d'une clairière. "Rendez-vous un peu plus loin près de la cascade pour déjeuner" nous lance-t-il avant de disparaître à nouveau dans la forêt. Une heure plus tard, ni cascade ni déjeuner, il faut se résoudre, après avoir avalé le reste de nos maigres provisions, à continuer seuls vers cet insaisissable lac d'Ak-kem. Le mot bavante prend alors une signification de plus en plus concrète !
Tandis que la peau de mes pieds me lance un ultimatum terminal, nous débouchons sur l'immense plateau du lac en pleine tourmente. Manque de chance, l'accueillante cabane chauffée aperçue la première n'est pas la bonne (ce n'est qu'une improbable station météo) mais le but final est proche et 10 minutes plus tard, nous quittons nos planches avec un indicible soulagement devant les gros tonneaux métalliques de la Base de Secours Alpin (sic) d'Ak-kem. Accueil somptueux du gardien Valeri qui a préchauffé les tonneaux-dortoirs et le tonneau-cuisine, préparé une marmite de thé bouillant et mis en marche le sauna. Hommes et bagages tous à bon port, les chevaux refilent aussitôt vers des coins plus accueillants alors que la nuit tombe et que le vent se renforce...Anatoli, Kostia et Volodia nous rejoignent une heure plus tard, inhabituellement fourbus, pendant que l'équipe franco-suisse s'en va découvrir les délices du sauna local. Motivation minimale de rigueur : 200m de marche dans la neige et le vent pour y arriver et en guise de douche le choix entre la maigre couche de neige tapissant le sol gelé aux abords de la cabane ou mieux encore une immersion dans l'eau du lac à travers un trou taillé dans la glace...
Soupe chaude, plâtrée de riz surcuit, pain sec au fromage, rien de bien raffiné mais l'ambiance, dopée par l'inévitable vodka russe (ie >> 50°) et la non moins inévitable guitare russe (ie inaccordable par les non-russes) tente de couvrir les hurlements de la tempête qui se lève. Invisible loin dans la tourmente et sous sa gangue de glace, le Bieloucha - point culminant de toute la Sibérie avec ses 4509m - attend patiemment et avec un sourire ironique que ces impudents bourgeois de l'ouest viennent seulement oser se frotter à lui...En plus du mauvais temps qui semble avoir patiemment attendu notre arrivée, toutes les pentes avoisinantes ont été mises à nu par les rafales excluant quasiment une quelconque pratique du ski au voisinage du refuge. "C'est ce qui s'appelle se faire...proprement et avec du sable" lâchent, dépités, quelques éléments (masculins) du groupe dont je suis obligé de taire le nom...
 
Jeudi 11 mars - Base du lac d'Ak-kem (2050m)
Le vent a hurlé une partie de la nuit, faisant trembler la structure métallique des tonneaux et imaginer ce que peut signifier une tempête sibérienne inattendue dans un trou à neige 1500m plus haut ! Le baromètre est vaguement remonté mais le temps reste bouché. Les plus courageux du groupe (c'est à dire tout le monde sauf les filles et moi) partent pourtant lourdement chargés en direction du glacier pour effectuer une dépose de vivres à l'abri-bivouac de Tomsky, 4 planches et un toit permettant de retarder d'une étape l'inévitable et redouté trou à neige. La peau de mes pieds, sérieusement entamée par le marathon de la veille, est plus qu'un prétexte pour rester au chaud, avec un peu de mauvaise conscience, et ne pas compromettre la suite de l'expédition.
L'isolation des tonneaux-dortoirs est tout de même assez inégale (il a gelé cette nuit dans le nôtre) et une bonne partie de la journée s'écoule donc de manière intellectuelle dans la relative chaleur du tonneau-mess : journal de bord en retard, le Monde de Sophie, un peu de courrier, et un Bieloucha dégageant lentement ses remparts de glace de sa gangue nuageuse alors que la pression poursuit sa laborieuse remontée. Les lectures philosophiques sont interrompues par un déjeuner convivial à deviser avec Volodia de la dureté du quotidien russe en cette fin de millénaire. Avec la crise, le salaire moyen est revenu sous les 100$ et on se sent un peu gêné d'avouer avoir dépensé chacun plus de 20 fois cette somme pour une petite escapade altaïenne à peine revenus d'Equateur...
Nos courageux sherpas, passablement fatigués pour certains, réapparaissent à la tombée de la nuit avec des nouvelles variées : glace et caillasses omniprésentes, 5 heures de bavante jusqu'au bivouac Tomsky, mais celui-ci est moins épouvantable que prévu si l'on fait abstraction de la neige ayant envahi l'intérieur par la porte laissée intelligemment ouverte par les prédécesseurs. On s'y serrera peut-être à 10 en se tenant très chaud. Par contre, le couloir Delone donnant accès au col homonyme puis au sommet s'annonce extrêmement technique, raide et en glace vive, et devra être intégralement équipé en cordes fixes. L'ambiance du dîner est curieusement beaucoup plus sage que la veille; s'arracher au confort douillets de nos tonneaux chauffés pour jouer les araignées sur la glace bleue du Bieloucha par -20° et avec +20kg sur le dos semble soudain beaucoup moins excitant que sur le programme ambitieux fiévreusement concocté quelques mois plus tôt...
 
Vendredi 12 mars - Bivouac Tomsky (3050m)
Merci à nos héros de la veille d'avoir acheminé une partie des vivres jusqu'au terme de l'étape suivante. Car après avoir refait les sacs en entassant duvets, matelas, équipement pour la glace technique, une tonne de vêtements chauds et quelques provisions résiduelles, la seule montée au bivouac s'annonce déjà suffisamment athlétique au goût de la plupart ! Le temps dégagé de la nuit s'empresse évidemment de se redégrader dés l'aube et les nuages balayant au loin les crêtes glacées du Bieloucha laissent imaginer des conditions de survie là haut rendant notre projet d'ascension bien hypothétique...
Malgré l'absence de neige et l'omniprésence de glace et de caillasses le vallon, composé d'une suite de lacs gelés et de petits verrous, ne manque au départ pas de charme. Lui succède un immense glacier plat obligeant à slalomer sur les rares bandes de neige entre les bosses de glace noire. Les sommets de ce grand cirque et leurs gigantesques et austères parois de roc et de glace ont tout pour faire rêver les alpinistes mais l'attention de chacun est bientôt exclusivement monopolisée par la protection des moindres cm carrés de peau face au vent de plus en plus glacial balayant les lieux. La pente terminale prend des allures de survie, les lunettes commencent à givrer même à travers le masque en néoprène, obligeant à d'inhumaines manipulations sans moufles, et la température est descendue à -25° alors que nous poussons la porte de la vieille cabane décrépie de Tomsky. Dont pas un montagnard suisse ne voudrait dans ses Alpes natales mais qui prend soudain des allures de paradis au milieu de la tourmente sibérienne : -25° dehors, -10° dedans - qui plus est sans vent - que faut-il de plus pour être heureux ?!
La glace et la neige tapissent le sol et les fenêtres, ayant également envahi les moindre interstices des murs et du plafond; en y rajoutant les contenus éparpillés des 14 sacs à dos et les corps rayonnant de froid de leurs valeureux propriétaires venus s'enterrer ici, le spectacle est indescriptible, un mélange d'horreur et de fascination devant cette expérience unique. Avec un courage impressionnant, Jean-Pierre, Gilles et Valéri repartent en fin d'après-midi équiper la pente de glace du col Delone. Alors que pour les autres, la simple sortie vers le rocher derrière la cabane pour vidanger les bols de thé chaud (malheur à ceux ayant des commissions plus importantes et vive la constipation !) s'apparente à une plongée dans l'azote liquide...
Jean-Pierre et Valeri reviennent à la nuit tombée avec des nouvelles peu encourageantes : le col est en glace noire dure comme de la pierre, il est exclu pour la plupart d'y monter chargés de sacs et de skis, et l'incroyable sévérité des conditions rendent tout à fait impossible une ascension du Bieloucha tous ensemble. Il faudrait scinder le groupe en deux mais avec une météo aussi instable cela complexifierait considérablement la logistique et casserait quelque peu l'esprit d'équipe nous ayant soudé jusque là face à la dureté de l'environnement. A l'exception de Gilles, surmotivé par le sommet envers et contre tout, un compromis se dégage pour se contenter d'une "ballade" (sic) en aller-retour vers le col le lendemain, histoire de s'être une fois dans sa vie pendu sur des cordes fixes le long d'une paroi de glace raide et bétonnée au coeur des montagnes sibériennes et en plein hiver...Pour les nostalgiques du bivouac en igloo, il sera toujours temps d'aller se faire une nuit en trou à neige un peu plus bas sur le glacier au cours des jours suivants !
L'entassement humain est tel que la température ne descendra qu'à -8° au cours de la nuit. Le bonheur égoïste, pour Agnès et moi, de goûter pour la première fois aux délices des sacs de couchage jumelés (personne n'ose avouer qu'il nous envie !) trouve hélas une équitable compensation : la neige fondue accumulée dans le plafond a créé une gouttière stratégiquement placée au dessus de nos têtes qui distille occasionnellement un mince filet d'eau glacée, le gel nocturne se chargeant heureusement de mettre un terme rapide à ce petit jeu idiot !
 
Samedi 13 mars - Bivouac Tomsky (3050m)
A l'est rien de nouveau : ciel variable un peu plus dégagé que la veille, vent en rafales, -25°. Inflexible dans ses convictions, Gilles recrute Valeri et Volodia, les 3 entassent chacun 20 kg de vivres et d'équipement dans leur gros sac et partent en direction des cordes fixes du couloir Delone avec un moral des plus moyens devant la perspective d'aller creuser leur grotte de neige un peu plus haut. Le reste, c'est à dire quasiment tout le monde, se partage entre un groupe de courageux partant dés le matin (à 10h30, pour laisser la température se réchauffer à -20°) s'exercer aux poignées autobloquantes sur la glace vitrifiée du couloir et un groupe plus casanier attendant son tour l'après-midi pour se livrer au même exercice. Pour motiver les troupes, JP avoue que la glace noire du couloir est quasiment la plus dure qu'il ait rencontré au cours de sa carrière d'alpiniste (et il sait de quoi il parle, le bougre !) et qu'il a même réussi à y casser deux broches en titane...
Les rafales glacées hurlent autour de la cabane alors que les 5 premiers cobayes, après avoir passé ½ h à entasser les couches de vêtements les unes au dessus des autres, sortent comme des cosmonautes pour aller jouer les araignées en crampons sur les cordes fixes. Agnès, Raphaël et moi, lassés de grelotter dans la froidure humide du refuge, finissons par opter pour les rejoindre vers 14h30 histoire de se réchauffer un peu (sic) par du mouvement ou de l'adrénaline. Impressionnant de monter sac sur le dos avec 4 couches de vêtements sans réussir à se réchauffer ! Quelques longueurs de cordes fixes permettent d'immortaliser sur la pellicule le terrifiant mur vitrifié balayé par les rafales à -25° avant de finir l'après-midi avec Jean-Pierre sur une petite brèche rocheuse permettant de zyeuter au loin les mystérieuses montagnes de Mongolie.
Sous la lueur orangée du soleil couchant, l'incroyable sévérité de ce cirque immense et de ses parois de 1500m caparaçonnées de glace et de roc noir prend une allure extra-terrestre, accentuée encore par la pureté de l'air glacé et les volutes de neige soulevées par le vent. Malgré le froid transperçant les masques en néoprène, chacun est au fond de lui-même fier d'avoir vécu ces quelques instants intenses - même si de l'avis général "une fois suffira" ! Et la soirée de s'écouler à programmer les prochains raids à ski en Grèce ou au Liban tout en gardant une pensée émue pour nos trois héros réfugiés la haut dans leur grotte de glace...
 
Dimanche 14 mars - Base du lac d'Ak-kem (2050m)
Le printemps arrive ! Un gros redoux s'est installé au cours de la nuit, il a tout juste gelé à l'intérieur de la cabane et il fait à peine -20° dehors à 3000m d'altitude. En contrepartie, les nuages sont évidemment beaucoup plus nombreux et les rafales ont mis à rude épreuve la charpente fatiguée de notre précieux abri tout au long de la nuit. Lequel apparaît alors, malgré sa rusticité, singulièrement plus sympathique que le trou à neige de nos trois camarades. Sans même parler de la terrible situation d'un autre groupe de Russes rencontrés 3 jours plus tôt, ayant fait brûler leur tente en pleine nuit suite à un accident de réchaud, qui plus est dans un coin encore plus isolé du massif. La seule pensée d'une telle tragédie nous fait frissonner au fond de nos duvets bien chauds !
Le programme du jour est simple : réentasser les 20kg de vivres et d'équipement intelligemment montés l'avant-veille pour redescendre vers le confort (enfin, relatif) des tonneaux métalliques du camp de base, bredouilles de sommet mais riches d'un intense vécu sibérien. JP, Corinne et Olivier, les trois piles énergétiques du groupe, insatisfaits d'une étape exclusivement descendante, déposent leurs sacs à mi-chemin pour remonter à skis un vallon caillasseux qui récompensera leurs efforts par les premiers virages du séjour. Pour les autres, le retour au foyer réserve encore quelques (mauvaises) surprises : le peu de neige recouvrant encore les bosses de glace bleue du torrent l'avant-veille a été emporté par le vent et la descente alterne glissades acrobatiques sur les rapides verglacés et passages scabreux entre rochers et zones acqueuses où la glace cède sous les skis avec de sinistres craquements. Raphaël, ayant tenté de ruser en passant à pied, se retrouve vite les chaussures remplies d'eau, l'ensemble agglomérant aussitôt la neige froide avoisinante pour lui produire deux lourds sabots de glace en guise de pieds...
Les derniers km sur le plat du lac évoquent la traversée d'une patinoire géante par des patineurs distraits qui auraient par mégarde troqué leurs patins à glace contre des planches à la conduite des plus aléatoire...Enfin tout cela est vite oublié devant la marmite de compote fumante préparée par Arcadii, la plâtrée de riz (fumante elle aussi) concoctée par Kostia et le sauna (aussi fumant que le reste) préchauffé par Anatoli. Lesquels nous avaient devancés en traversant le lac à toute vitesse en pas de patineur pendant que chacun d'entre nous posait timidement un ski devant l'autre sur la glace translucide en priant de ne pas se retrouver les 4 fers en l'air !
Le froid sibérien a hélas aussi fait ses premières victimes : Yves et Silke ont la mauvaise surprise, en retirant leurs chaussettes pour la première fois depuis 3 jours, de découvrir une vilaine couleur violacée sur leur gros orteil. Rien de trop grave heureusement selon nos 3 médecins, pas d'amputation immédiate, mais une stricte assignation à résidence lors de la ballade du lendemain. Notre indestructible Gilles, redescendu de l' igloo un peu plus tard, avoue n'avoir pas beaucoup hésité pour faire demi tour le matin même, la tête à peine sortie du trou, devant les moyens de défense fort persuasifs (-30°, brouillard et rafales de vent) utilisés par le Bieloucha pour chasser définitivement ces arrogants alpinistes de l'ouest...
 
Lundi 15 mars - Base du lac d'Ak-kem (2050m)
L' envie de soleil et de chaleur (enfin disons de montagnes ensoleillées) se fait de plus en plus insistante mais il faut encore occuper la journée glaciale d'aujourd'hui avant d'attaquer le retour - probablement glacial lui aussi - vers Tyungur le lendemain. Un vallon vaguement enneigé au dessus de la station météo est un prétexte suffisant pour aller se geler une dernières fois les fesses (et le reste aussi) à la recherche des premiers virages dignes de ce nom du séjour. Il ne fait que -10°/-15° mais le vent ramène de l'air à l'humidité quasi jurassienne et la montée pour moi se résume à une longue série de moulinets pour faire revenir au bout des doigts une chaleur qui s'obstine à les déserter. Ayant oublié mon Arva (sans doute un bel exemple d'acte manqué...), la dernière pente un tantinet avalancheuse sous le col est un motif rêvé pour abandonner mes camarades à leur triste sort et redescendre dans une neige infecte les 750m à peine gravis. Tarif de l'excursion : des bouts de doigts douloureux pour le restant de la journée et un bout de nez légèrement attaqué par le gel, sur lequel Yves et Silke s'empressent de m'appliquer la même pommade que sur leurs orteils violacés. Corinne revient avec les autres 1h plus tard et des orteils à leur tour insensibles qu'elle finira par réchauffer heureusement sans dégâts autour du poêle...
Valeri, redescendu de son coté du col Delone un jour plus tard après avoir réaménagé les cordes fixes pour les suivants (sic), est aussi frigorifié que nous et nous avoue que les conditions sont exceptionnellement sévères pour un mois de mars (maigre consolation !). Seul Kostia, ayant pourtant passé sa journée à nous attendre en plein vent, par -20° et couvert de quelques fringues russes de supermarché, continue à trouver le climat "normal" voire "plaisant" en comparaison avec ses épopées hivernales sur les montagnes polaires au nord de St Petersbourg. Je vais finalement bien réfléchir avant d'y accepter son invitation ! La dernière soirée dans notre tonneau chauffé tel un sauna par une journée entière de poêle se prolonge au son des chansons russes à grand renfort de tord-boyaux, de bouillie de blé et de sucreries diverses qu'il s'agit d'écluser par charité humaine à l'égard des chevaux chargés de redescendre ce qui n'aura pas été consommé. Mention spéciale pour les craquottes dont nos amis russes avaient fait monter environ 1 mètre cube et dont nombre de participants feront encore des rêves (ou des cauchemars !) bien après le retour au bercail...
 
Mardi 16 mars - Isbas de Grigori (800m)
Pression en hausse, ciel dégagé, le tarif local est connu : -32° ce matin (pour les lecteurs attentifs, cela égale le record du 9 mars). Même en retardant le départ à 10h pour laisser l'air se réchauffer un peu (sic), la longue redescente des gorges d'Ak-kem jusqu'à la douce chaleur de l'isba de Grigori prend à nouveau des allures de séjour prolongé en congélateur. Mais le ciel est bleu, le torrent bien consolidé (il y a de quoi !) et aussi bien enneigé qu'à l'aller, les 30 km (en 6h) de faux plat descendant - avec juste ce qu'il faut de passages scabreux pour ne pas s'endormir - offrent donc finalement une pénultième belle ballade sibérienne. Exigeant tout au plus une couverture bien étudiée de chaque cm carré de peau et une bonne conduite des skis pour ne pas se faire expulser des rails de la trace vers les quelques trous sombres où l'eau noire du torrent gargouille à travers la glace avec une alarmante intensité.
Chaufferettes multiples sous tous les doigts de chaque main, masque en néoprène sur le nez, moulinets incessants, rien n'y fait, je finis la journée avec des bouts de doigts encore plus douloureux que la veille laissant craindre le pire pour les jours à venir. Maigre consolation, je ne suis pas le seul : en fait, à l'exception de Raphaël, de mon inusable Agnès et bien sûr de l'indestructible JPL, tout le monde finit le séjour avec sa petite gelure plus ou moins grave : gros orteil pour Yves et Silke, une oreille pour Jean-Marie, un coin de poignet pour Gilles, le bout du nez pour Olivier et moi...l'impitoyable nature sibérienne aura laissé un petit souvenir à chacun ! Les deux premiers cités, les plus atteints, se font longuement charcuter et panser par Jean-Marie sous le crépitement des flashs (exclusivité Paris-Match encore à négocier). Alors que Corinne ne doit qu'à la galanterie d'Olivier et JPL, lui ayant tour à tour longuement massé les orteils au milieu de la taïga glacée, de ne pas connaître un sort identique. Le spectacle du beau chevalier servant Hautier réchauffant sur son ventre les petons gelés de la fragile princesse au milieu de l'hostile hiver altaïen aura ému tous les coeurs !
L'accueil de l'apiculteur Grigori est aussi adorable qu'à l'aller; après avoir mis sa femme au travail pour produire d'urgence pain et beurre frais, il est remonté exprès ce matin afin de chauffer son isba à blanc pour notre arrivée. L'air du crépuscule a beau plonger rapidement à -25°, l'intérieur dépasse les +30° et promet un sommeil digne d'une nuit d'été à Rio. La léthargie du groupe est largement perceptible, ni vodka ni chansons, chacun finit par s'endormir sur son bouquin avant 9h du soir en rêvant probablement de vacances tropicales...
 
Mercredi 17 mars - Tyungur (800m)
-32° à l'aube, pas moyen de battre notre record, à se demander si leurs thermomètres sont vraiment capables d'aller plus bas ! Et pourtant la nuit a été douce, ronflante pour certains, trop chaude pour Olivier qui a poussé le vice jusqu'à s'installer dehors pour fuir la promiscuité. Il tiendra près de 4 heures, le bougre ! La perspective de retrouver rapidement le confort de Tyungur, son sauna et ses cuisinières productives pousse à un départ quasi matinal (9h45) que l'auteur de ces lignes paye évidemment par des doigts obstinément glacés que seule une quantité délirante de moulinets finit pas ramener à la raison. "A ce train là, tu te réincarneras sûrement en hélicoptère" me lance Gilles se croyant spirituel. Je me console en me disant qu'au moins mes épaules musclées feront-elles meilleure impression sur les plages (mais lesquelles et quand, là est bien la question !).
La redescente du col de Kuzuyak sur le sympathique village de Kucherla élargit encore notre expérience de la survie à ski : le but consiste à rester sur un chaotique sentier durci par le passage des chevaux avec comme pénalité en cas de sortie de piste un atterrissage brutal dans une profonde sans fond garnie d'arbres, buissons et autres déchets végétaux malintentionnés. Le tout en tentant de distinguer le relief entre cagoule, masque en néoprène et grosses lunettes de ski. Notre phénomène Kostia, le dernier à s'élancer, double tout le monde en schuss la tête quasiment nue, ralliant les derniers sceptiques au théorème désormais admis : "cet homme n'est pas fait comme nous".
Arrivés ponctuellement à 14h, heure officielle du déjeuner non seulement en Espagne mais aussi en Russie, nous sommes accueillis par une table pantagruélique à laquelle il est copieusement et méthodiquement fait honneur avant de digérer le reste de l'après-midi au sauna. Où chacun a le redoutable honneur de passer entre les mains d'Anatoli pour l'indispensable complément au sauna sibérien: enduction au miel suivie d'une flagellation à coups de rameaux de l'arbuste local...Tout cela semble avoir suffisamment creusé les appétits pour se livrer dignement à une deuxième orgie le soir même : les cuisinières d'Anatoli se sont en effet senties obligées - à juste titre il est vrai - de ne pas nous laisser partir sans avoir goûté à une composition exhaustive de toutes les spécialités locales, brochettes de mouton incluses. Sans parler, bien sûr, des innombrables toasts à la vodka, à la bière et même à l'hydromel, en l'honneur d'Anatoli, d'Arcadi, de Grigori, des cuisinières, de nous tous, du Biéloucha (qui peut bien aller se faire voir ailleurs de l'avis général), de notre prochaine visite estivale, etc...
 
Jeudi 18 mars - Tyungur (800m)
Les thermomètres de Volodia et d'Anatoli sont en désaccord ce matin : -32° ou -34° à l'aube ? Retenons la dernière hypothèse plus flatteuse. A ceci près bien sûr que chacun dort profondément à l'aube, que le petit déjeuner n'est qu'à 9h, et que la ballade à ski de la journée ne démarre qu'à 10h45 dans la tiédeur d'un air à ‑15° au soleil. Bouillie de blé au miel, crêpes à la confiture, pain à la double crème, le tout en quantité astronomique, sont liquidés intégralement sous le regard sans doute effaré des cuisinières qui n'auront cette fois-ci pas eu le dernier mot. L'opération de lestage permet d'accomplir sans rien avaler (il est vrai que les provisions ont la fâcheuse habitude de geler dans les sacs à dos par ici) la longue et magnifique ascension du Baida, un dôme boisé dominant de 1400m notre vallée de la Katoun. Un sommet dont nous ne découvrirons à vrai dire l'existence qu'en atteignant un mirador de bois au bout d'un certain nombre d'heures à remonter, dans une poudreuse de plus en plus profonde, des clairières sans fin - sans la moindre certitude qu'un quelconque point culminant ne nous arrête avant la traversée complète du plateau altaïen...
Ressentant la nécessité d'attaquer l'entraînement en vue du prochain Trans Swiss Triathlon, Raphaël nous produit une trace surhumaine en interdisant à qui que ce soit de venir prendre le relais. Surtout ne pas oublier de le réinviter à la prochaine expédition ! Mais la performance du jour reste quand même à l'actif d'Anatoli : parti 1 heure après nous avec Kostia, nous le voyons soudain déboucher de la forêt un peu plus bas pour nous rattraper à toute vitesse...torse nu, tête nue et mains nues alors que, même réchauffé par le soleil, l'air ne doit pas dépasser les ‑10° et que chacun d'entre nous a gardé encore au moins deux couches de vêtements. Qui sait, seule la timidité propre aux gens des pays froids l'a peut-être empêché de nous refaire un remake du Full Monty sur 2 skis !
Ambiance extraordinaire, lumière de rêve, paysage grandiose, vue panoramique jusqu'au massif du Biéloucha, entassons gaiement les superlatifs pour cette dernière journée en apothéose qui justifierait presque à elle seule le voyage ici. Par souci d'équité et parce que la jeunesse triomphante doit aussi apprendre l'humilité, les mêmes superlatifs à l'envers seraient à appliquer à la neige de la descente qui transforme le retour à Tyungur en survie sur deux lattes animés de mouvements aléatoires et incontrôlés. Poudreuse sans fond, carton à deux étages, végétation rebelle, champ d'ornières chevalines, le défilé complet des empêcheurs de skier en rond y passe; pourtant nous sommes à Tyungur en fin d'après-midi plus heureux que des princes, les yeux brillants et la tête encore fiévreuse. Faut-il vraiment chercher une explication ? Les non-montagnards à l'esprit sensé continueront sans doute encore longtemps à se gratter la tête...
Les filles du groupe obtiennent sans négocier le droit de retraverser le village en traîneau-stop. L'égalité des sexes n'a pas encore tout à fait atteint Tyungur, mais pour une fois nos demoiselles sont loin de s'en plaindre !. Le déjeuner prévu est dûment servi à 18h (là même les Espagnols sont battus), suivi bien évidemment du sauna (sans flagellation cette fois-ci) et du dîner 3 heures plus tard, certes retardé et allégé mais par principe intouchable. Autour de l'omelette et de la vodka, Anatoli et Arcadi me racontent encore pourquoi nous les avions retrouvés embourbés dans un champ de neige le matin même (on n'était finalement pas trop de 9 pour redresser le 4*4 !) : nous ayant aperçus à l'attaque de notre ballade au pied de la forêt, ils discutaient en gesticulant des différents itinéraires possibles et furent tout surpris de retrouver la voiture en travers dans le champ avec de la neige jusqu'au capot...
La soirée s'achève par une longue séance d'échange avec nos amis russes, pelle à neige contre broche en titane, baudrier contre guimbarde musicale...Quant on sait que chacun d'entre eux gagne environ 100$ par mois, on aurait presque envie de tout leur laisser et de rentrer les mains dans les poches sans se soucier du surpoids de bagages !
 
Vendredi 19 mars - Barnaul
Il faut bien s'y résoudre, toutes les bonnes choses ont une fin, celle d'aujourd'hui est simplement un peu plus laborieuse que les autres puisqu'il faudra réaliser d'un seul coup dans notre camionnette frigorifique le trajet Tyungur-Barnaul qui avait pris une quinzaine d'heures à l'aller. "Mais non, cette fois-ci ce sera plus rapide, on va prendre un raccourci pour éviter Gorno-Altaïsk" nous explique Anatoli pour justifier un départ fort peu matinal à 9h, crêpes et bouillie de semoule dûment avalées. -38° ce matin à Biysk (plus loin sur la route) selon la radio, "heureusement qu'il fait toujours quelques degrés de plus à Tyungur, n'est-ce-pas" rigole Arcadi. Ils sont vraiment un peu fous dans ce pays ! Toujours est-il que le circuit de chauffage du véhicule a gelé en bloc et qu' "il faudra attendre 1 heure environ" pour tenter de le remettre en marche. C'est quand même idiot de se faire des gelures le dernier jour dans un bus, penseront certains au bout d'1/4 h de trajet... Le radiateur récalcitrant finira quand même par céder aux supplications et nous gratifier d'un peu de chaleur de temps à autre pour peu de le remplir d'eau (sous forme liquide plus précieuse que l'essence en cette saison) tous les 100km.
Le raccourci d'Anatoli emprunte des routes d' "importance locale" selon ma carte, ce qui suscite une certaine appréhension quand on a pu goûter à la viabilité douteuse des "régionales" ou même "nationales". Un tronçon en pointillés (!) nous offre une jolie partie de rodéo sur neige où Arcadi sort le grand jeu pour éviter une visite impromptue à la rivière gelée en contrebas. Pause dîner dans un snack glauque (mais le seul ouvert) de la sinistre ville industrielle de Biysk (chimie lourde et cages à lapin décrépies). Puis débarquement à 23h, les os moulus, dans la non moins sinistre ville industrielle de Barnaul (métallurgie lourde et cages à lapin décrépies). L'équité oblige quand même à dire que de longues parties du trajet, quoiqu'assommantes de monotonie, se déroulent à travers un paysage infini de collines enneigées et de rares villages perdus qui ne manque pas d'exercer une certaine fascination sur les amoureux des grands espaces que nous sommes...
Barnaul est déjà suffisamment loin à l'est pour avoir échappé à la pernicieuse influence néocapitaliste et l'hôtel du soir a gardé le cachet délicieusement suranné des établissement du bloc de l'est "avant" : formalités d'enregistrement délirantes de bureaucratie (qui plus est totalement manuelle, boulier compris), circulation irrationnelle de fiches diverses entre le central et les étages, personnel aussi pléthorique qu'antipathique, chauffage anémique, plomberie en voie de décadence accélérée...Qui viendrait, il est vrai, passer ses vacances ici ? Par chance, nous n'y dormirons qu'à peine 5 heures !
 
Samedi 20 mars - Moscou
"Rendez-vous à 6h10 à la réception, puis départ immédiat pour ne pas rater l'avion" nous avait lancé Anatoli quelques heures plus tôt. A 6h30, terrifiés à l'idée de manquer le vol pour de bon et de refaire 30 heures de bus pour Moscou, nous nous battons encore avec la bureaucratie hôtelière locale pour rassembler les bonnes fiches dûment tamponnées et récupérer nos passeports. En fait l'avion part "plus tard que ce que je croyais, j'avais mal lu" (merci Anatoli !) et a de surcroît 1h30 de retard; cela nous laisse même le temps de goûter aux délices du snack de l'aéroport pour se refaire des forces avant le sempiternel combat visant à passer en fraude au guichet le maximum de surpoids possible. Pas de chance cette fois-ci, les pimbêches en fourrure et minijupe employées comme hôtesses par Air Sibérie sont aussi efficaces qu'antipathiques et nous en sommes à nouveau quittes de 5$ chacun de notre poche.
Après tout cela, le reste de la journée coule comme un fleuve tranquille qui suivrait sagement le cours préétabli par une agence de voyages organisés : vol sans histoires, bus nous attendant à l'aéroport, installation à l'hôtel, longue ballade sur la Place Rouge et au Kremlin sous une merveilleuse lumière encore hivernale malgré une température quasi printanière comparée à la Sibérie (0° au lieu de -25°). Lèche-vitrine devant les bijouteries et les boutiques de luxe omniprésentes où les mafieux viennent récompenser leurs protégées. Puis un pantagruélique et émouvant repas d'adieu avec nos amis russes (snif !) dans un excellent restaurant typique de l'Arbat achevé par une ballade digestive de minuit dans les vieilles rues autour du Gum. Nous ne passons sûrement pas inaperçus avec nos fringues de montagne plus ou moins crasseuses au milieu de ces Moscovites à la tenue quasi standardisée : manteau de cuir noir et chapka pour les hommes, fourrure et minijupe "ras-la-touffe" chez les filles. On est vraiment bien loin de l'Altaï ! Sans même parler de l'ascenseur de l'hôtel garni de numéros de téléphone à contacter pour un moment de "détente"...Eh oui, même ici !
Mais dans la mélancolie du départ, les rêves lointains recommencent déjà à fleurir dans quelques têtes : et si on revenait avec Anatoli dans le Tien-Shan kazakh à skis, ou avec Volodia dans les Fanskie tadjikhes en été, sans parler bien sûr du Caucase, du Kamtschatka (kékséksa ? c'est 10.000kms à l'est de Moscou !) et de la presqu'île de Kola avec Kostia. Et il reste bien sûr "impérativement" à aller découvrir l'Altaï l'été, ses lacs, ses fleurs, ses animaux et ses 30° à l'ombre...au DESSUS de zéro. Vivement la retraite à 35 ans !
 

Tourengänger: Bertrand


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Belucha 4506m · MaJu

Kommentare (3)


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Stani™ hat gesagt: Super!
Gesendet am 4. Februar 2010 um 22:46
Salut Bertrand, merci pour ce magnifique rapport. Quelle aventure!

J'ai trouvé un site avec des photos d'Altaï, lac Baikal et environs, pour regarder de quoi ça l'air en été.

Stani™ hat gesagt: RE:Super!
Gesendet am 4. Februar 2010 um 23:01
D'ailleurs, du même site, voici le lac Akkem et voici le photo-rapport de l'ascension de Belukha en aout (c'est en russe, mais il suffit de cliquer sur "фото ►" en base de la photo pour avancer dans la galerie)

Bertrand hat gesagt: RE:Super!
Gesendet am 5. Februar 2010 um 09:42
Je vais aller voir ça sous peu...pas de souci, je pratique assez couramment le russe, ce qui nous a d'ailleurs tiré de bien des mauvais pas là bas !


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